Constructions et effondrements : l'art de la ruine


photo © Mario Del Curto


Si loin... À des milliers de kilomètres du Liban et de sa capitale, Richard Greaves fait de l'anarchitecture. Récupérant les matériaux abandonnés qu'il trouve aux alentours, il bâtit des édifices qui s'appuient sur les arbres de sa propriété. Ces objets architecturaux, structures dynamiques, vivent, bougent et s'effondrent au fur-et-à-mesure qu'il les construit, que le temps et le rude climat canadien les corrodent et que la force de la gravité ramène patiemment au sol ce que l'homme a élevé par la force de sa volonté. Il y a du Sisyphe dans cet artiste involontaire. Car ses empilements, ses accumulations, ses entassements et cette manière indicible de construire dans le présent sans vouloir fixer totalement les choses, sans les vouloir à angle droit, parfaites et solides, exclût l'œuvre de Greaves de toute pérennité temporelle. Ce qui est donné à voir aujourd'hui sera autre demain et ne sera plus grand chose d'ici quelques années. D'où l'urgence de fixer dans l'image cette anarchitecture, qui, au contraire de l'architecture, prend à revers l'étymologie propre des synonymes du bâtiment : l'immobilier devient mobile, bouge et vit ; la demeure ne reste pas en place, mais grandit, vacille, s'effondre et... meurt.

Si la charge poétique de son travail nous subjugue avec force, le dessein de Richard Greaves n'est pas vraiment connu. Ses cathédrales faites de bric et de broc récupéré ça et là, recyclé et réutilisé ne sont pas construites au nom d'une cause ou justifiée par une nécessité, si ce n'est celle de faire quelque chose, de s'occuper, comme un enfant se construit une cabane ou un totem. Il s'agit de se créer un monde. Son monde à soi. Et dans le cas de Greaves, avec la nature, avec les arbres ainsi que les reliques de matériaux produits par la civilisation. Acte primitif ? Art Brut ? Peu importe.

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Si près... au Liban, à Beyrouth, ou quelque part qui ressemble à cette ville qui ne ressemble à rien. Comme dans tant de lieux où les humains se regroupent, s'amoncellent, se frottent les uns aux autres en essayant de vivre ensemble tout en s'ignorant, sans cohésion véritable, si ce n'est celle temporaire des familles, des regroupements d'intérêt confessionnels, politiques ou économiques, dans une dynamique peu ordonnée, la capitale du Liban et sa banlieue est comme une forêt.  Tel un arbre, chacun y occupe la place qu'il peut, individuellement, avec les siens parfois, que ce soit avec son corps, sa voiture et son domicile. Il essaye d'y grandir tant bien que mal, profite de l'éclaircie d'un vieil arbre mort, ou rampe lentement dans la pénombre. Différentes essences coexistent, cohabitent ou se combattent, jouent de la complémentarité et de la succession. Ce n'est ni une forêt de plantation ni un verger bien ordonné. Mais plutôt une forêt primitive, laissée à elle-même, à sa propre histoire, sans jardinier ni urbaniste. La dynamique est forte, le changement est permanent et l'environnement est instable, bien plus qu'ailleurs, et contrairement aux régions du monde régulées par le haut ou par la volonté du peuple, par les lois et les règles auxquels tout le monde souscrit, de gré ou de force.

C'est ici même, à Beyrouth, au Liban, que l'œuvre de Richard Greaves fait sens. Non pas parce que le symbole affiché de notre pays est un cèdre. Cela fait hélas longtemps que Phéniciens et Libanais ont joués aux bucherons avant d'en faire le commerce. Il n'en reste plus que pour le souvenir. Quant aux autres arbres, ils disparaissent à une vitesse identique à celle de la progression des constructions qui s'égrènent sur l'ensemble du territoire. Ce n'est donc pas autour et sur les arbres, comme Greaves, que le Libanais construit, mais sur l'espace mis à disposition après les avoir arrachés. Tout au plus, il ajoutera ça et là quelques vieux oliviers vendus par des paysans sans scrupule, pour donner une vague touche d'authenticité factice à son jardin.

Si l'œuvre de Richard Greaves fait sens, c'est pour la part dynamique et temporaire de ses constructions. Comme au Liban, il ne construit pas dans la durée. Car si ce fut le cas autrefois, au pays du miel et de l'encens, l'usage immédiat du bâtiment et les intérêts financiers du moments prédominent dans la logique immobilière présente. Aujourd'hui, la qualité importe peu. Il faut construire vite et au moindre prix. Et quand même le bâtiment est luxueux, il ne l'est que dans l'apparence de ses façades et la démesures des dépenses dans la décoration de ses intérieurs. Car contrairement à l'arbre et à la forêt qui vivent dans le temps long, la construction et l'urbanisme libanais se pensent et se gèrent dans le temps court, dans l'absence de perspectives fixes à long terme et dans l'incertitude permanente de l'avenir. Les logiques de jouissances instantanées et de gains rapides prédominent dans la plupart des constructions, quelles soient celles des promoteurs immobiliers, des constructeurs ou des utilisateurs. Ce qui est construit aujourd'hui peut être vendu ou détruit demain, en fonction des fluctuations du prix du terrain, des mouvements démographiques, des besoins en liquidité des propriétaires ou encore, et l'occurrence n'est pas rare au Liban, des combats et des bombardements.

A la pérennité de la propriété s'oppose donc temporalité du bâti. Ce phénomène étonnamment s'inverse dans les régions habitées par des populations déplacées qui, en théorie, ne se sont installées que temporairement là où elles se trouvent aujourd'hui. Que l'on pense aux résidents de la banlieue Sud de Beyrouth (arrivés surtout du Sud suite aux incursions israéliennes depuis les années 70), aux réfugiés palestiniens toujours parqués dans des camps, ou encore aux déplacés libanais de la guerre civile qui ont participé au développement extravagant de la périphérie de la capitale et de la côte : tous ces gens se sont installé sans l'intention de rester. Partout, des constructions temporaires, précaires, voire instables, parfois bâties illégalement, ont fini par acquérir une certaine pérennité. Or c'est bien ce provisoire qui dure qui nous fait penser à l'anarchitecture de Richard Greaves, car il en a toute la nature improbable : architecture sans architecte et sans plan, absence d'esthétique conventionnelle, usage de matériaux recyclés, instabilité, chantier permanent, aspect non fini, additions d'étages et présence de piliers sur les toits prêt à accueillir d'autres niveaux... autant de signes qui parlent de cette absence de fixité.

L'autre évidence qui nous vient à l'esprit quant au sens de l'œuvre de Richard Greaves est celle de la part déconstruite et effondrée de ses assemblages. Que ce soit le vieillissement prématuré des bâtiments moderne construit à la hâte, ou celui qui survient suite aux destructions de la guerre, du renouvellement urbain ou encore, plus prosaïquement, par la volonté des propriétaires ou par le simple abandon, Beyrouth et le Liban recèlent de ces "trésors" de constructions en déliquescence. Voilà peut-être la part la plus glorieuse de l'anarchitecture libanaise qui fait de l'art sans le savoir. Certes, certains passéistes voient avec tristesse des pans de leur histoire disparaitre petit-à-petit, s'effondrer, s'effriter, se réduire en une masse informe pour ne plus ressembler qu'à un tas de gravâts. Mais n'est-ce pas justement là le charme de notre environnement urbain ? Qui une vieille maison délabrée dont les propriétaires ont disparu ; qui un bâtiment officiel récemment édifié qui semble déjà plus âgé que n'importe quel autre bâtiment datant de la période du Mandat ou de l'empire ottoman ; qui des édifices devenus de vénérables monuments aux guerres passées, criblés de balles et d'obus, fantômes du délire milicien... Ce sont ces éléments spectraux et spectaculaires qui, détruits ou déconstruits, réveillent la dimension poétique de notre espace bâti. Autrement dit, l'anarchitecture libanaise n'est rien d'autre que l'art de la ruine.

- Article à paraître dans la revue littéraire كلمن -
- voir aussi la présentation sur le site du Musée de l'Art Brut (Lausanne, CH)

PS: Le drame de Fassouh, à Achrafieh, où un immeuble vétuste s’est effondré dimanche 15 janvier sur ses habitants aurait pu être une autre source de réflexion pour cet article. Si ce n'était les 27 tués, le propriétaire de l'œuvre aurait pu être qualifié "d'artiste". Le voilà assassin. En espérant qu'il soit jugé en criminel.

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