Le droit d’être libanais, ni chrétien, ni musulman


La Quarantaine, 1975, © Don McCullin
Cet article a été publié deux jours après l'assasinat de Samir Kassir en juin 2005. Il reste, hélas, toujours d'actualité. La nouvelle vacance de l'exécutif libanais fin 2017 suite à la démission forcée du PM Saad Hariri ainsi que l'auto prorogation ad eternam du Parlement depuis juin 2013 soulignent la déliquescence totale du système politique libanais actuel. Certains citoyens se sont mis en marche pour remettre la problématique au centre des débats (https://fr-fr.facebook.com/massiratwatan).

Le droit du sol doit reprendre sa prééminence initiale sur le droit du sang, pour donner naissance au citoyen national.


Ceux qui ont connu la guerre à ses débuts s’en souviendront toute leur vie. Leur carte d’identité libanaise, manifestation de leur citoyenneté, comprenait encore la mention de la confession. Cette « représentation des familles spirituelles » là où elle ne devrait pas avoir lieu d’être aura été fatale à plus d’un Libanais qui, passé par les armes pour « délit de religion », est mort d’être né sous le régime de l’embrigadement confessionnel obligatoire. Le sang appelle le sang.

Droit du sang et ségrégation
Nés chrétiens avant d’avoir été baptisés, nés musulmans avant de pouvoir prononcer la moindre parole, loin d’un rapport quelconque avec la croyance, la religion se transmet ici par le droit du sang (paternel, cela va de soi) et structure notre société tribale, officiellement divisée aujourd’hui en dix-huit communautés. Héritage fatal, ces dix-huit prisons à vie – n’est-ce pas là le sens de « l’appartenance communautaire » dont nos aïeux  nous gratifient ? – sont chacune régies par des règles sectaires différentes et inégales édictées par des gardiens dont la légitimité reste à clarifier.
Le statut personnel propre à chacune des dix-huit communautés ponctue tous les grands moments de la vie, de la naissance à la mort, en passant par le mariage, le divorce et l’héritage. La survivance du statut personnel est l’expression première de notre régime tribalo-confessionnel. Avant d’être libanais, nous sommes sujets d’une secte et devons nous soumettre à ses règles internes. Voilà pourquoi les Libanais ne sont pas tous égaux devant la loi. Certains pourront s’estimer plus chanceux que d’autres, la quote-part entre fils et filles lors d’un héritage pouvant, par exemple, être très variable d’une communauté à l’autre.
Cette prédominance du droit du sang traverse toute la structure sociale libanaise et confère à la ségrégation confessionnelle sa légitimité. A l’intérieur de chaque secte, elle renforce le pouvoir des chefs de clans et de leurs progénitures sur leur famille, élargie sans peine à leur clientèle politique et économique, voire dans certains cas à l’ensemble de la communauté dont ils héritent la charge de protecteur et de représentant « officiel ». Aujourd’hui, nombreux sont les « fils de » et les veuves qui tiennent en otage les membres de leur communauté au nom de la « fidélité » à la figure tutélaire du père.
Dans l’arène nationale des dix-huit communautés, le droit du sang se négocie dans ce qu’il est convenu d’appeler la balance confessionnelle, doux euphémisme qui masque la triste réalité du partage du pouvoir non pas entre les différentes sectes, mais entre leurs puissants représentants. Cette ségrégation institutionnalisée de la république confessionnelle redistribue aux sectes les prébendes de l’Etat et du pouvoir. La distribution des postes de l’administration et de l’armée ainsi que des sièges parlementaires et des ministères ne procède même pas d’une logique en rapport avec la réalité démographique des confessions (le dernier recensement officiel date de 1932). Elle reflète simplement les rapports de force et d’inégalité qui règnent entre les groupes communautaires.
Ainsi, dans la république confessionnelle libanaise, les compétences, le savoir-faire et l’intégrité à revendre de même qu’un grand attachement à la défense du bien public sont des valeurs plus que secondaires dans le choix des commis de l’Etat et des représentants du peuple. Pire ! Comme on a pu le constater aux dernières élections parlementaires dans la région de Beyrouth, le 29 mai 2005, neuf candidats, parce qu’ils étaient seuls à se présenter pour un siège réservé d’avance à une secte, n’ont même pas eu besoin d’être élus pour devenir députés. Quelle est donc leur légitimité et qui peuvent-ils prétendre représenter à l’échelle du Liban ?

Droit du sol et souveraineté
À la création de la République libanaise, sont devenus citoyens libanais de facto et de jure ceux qui pouvaient justifier une présence depuis plus de deux générations sur le territoire du nouveau Liban. Ainsi, le droit du sol fonde la communauté de destin des citoyens. C’est parce que nous voulons vivre ici, ensemble, que nous sommes libanais, indépendamment de nos attachements imaginaires à l’Occident ou au monde arabe, indépendamment de nos croyances personnelles et indépendamment de nos appartenances communautaires traditionnelles.
L’appartenance à une aire géographique bien délimitée qui fonde la citoyenneté ne fait pas de distinction entre les individus. Il y a une terre pour tous. Une terre qu’il nous appartient de protéger et de préserver ensemble pour les générations à venir. Il y a une loi pour tous, dans un Etat souverain qui assure la sécurité et applique la justice équitablement à tous les citoyens, sans discrimination de confession, d’origine, de classe et de genre. Cette conception républicaine de l’Etat et de la citoyenneté doit être évidemment celle du Liban moderne. Elle s’oppose à ce qui a toujours affaibli l’Etat citoyen dans sa souveraineté et dans ses prérogatives : le système ségrégationniste tribalo confessionnel. Un système qui s’est toujours plu à entretenir la peur de l’autre, à diviser et à hiérarchiser socialement, juridiquement et politiquement les citoyens, à prendre les institutions publiques pour des possessions dont les bénéfices sont des retours sur investissement pour les chefs de clans et leurs clients.
Aujourd’hui, le droit du sang ne doit plus primer sur le droit du sol. Les intérêts communs de l’Etat et de tous les citoyens ne peuvent plus être mis en gérance auprès de quelques familles tribalo-confessionnelles. Les communautés confessionnelles doivent faire place à la communauté territoriale, celle qui lie les citoyens à leur pays. Cette relation particulière de l’homme à son territoire, qui explique entre autres le juste combat du peuple palestinien pour récupérer sa souveraineté sur sa terre, est à la racine des luttes et des résistances qui ont permis au Liban de se libérer de l’occupation israélienne et syrienne.

Société civile et démocratie
Le système tribalo-confessionnel a toujours eu l’art de trouver des excuses pour reporter indéfiniment les réformes nécessaires pour améliorer la représentation et l’expression de la volonté citoyenne. Tout au plus, les accords de Taëf se sont conclus dans les faits par un petit « rééquilibrage confessionnel » qui s’est traduit par une augmentation des actions de Liban s.a.r.l. – comprendre : les sièges confessionnels du Parlement – avant de se répartir les bénéfices des contrats de la reconstruction. N’y avait-il pas aussi, à côté du retrait syrien, la promesse d’une déconfessionnalisation ? Ne serait-il pas temps que ce genre de question fondamentale, étendu à l’ensemble des droits citoyens comme le mariage civil et la sécularisation de l’existence légale des citoyens, fasse l’objet d’un débat public et démocratique au niveau de la société civile, voire d’un référendum ?
Les tristes manigances et autres arrangements entre « amis » dont les candidats aux élections parlementaires nous gratifient depuis le début du mois de mai n’ont rien d’encourageant. Au contraire, privé de l’excuse de l’occupation étrangère, les barons de la politique libanaise laissent une fois de plus leur inanité s’exprimer. Incapables d’afficher un projet d’avenir pour le Liban, trop occupés à leurs calculs de boutiquiers, les ténors du système tribalo-confessionnel vont devoir dorénavant rendre des comptes à la société civile. L’avancée des vagues de la démocratie le long de la côte libanaise n’est pas qu’affaire de « tsunami » mais aussi du patient travail collectif des citoyens. Nous croyons que depuis ce printemps 2005, les Libanais l’ont compris.

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