Beyrouth, ville nue, mémoire du présent



© Ieva Saudargaité Douaihi
On connaît son histoire, ses guerres, sa jeunesse, ses nuits, ses jours, sa liberté, ses peines, ses parfums et ses odeurs, sa douceur cachée. Beyrouth est aussi ce corps étendu, alangui, entre mer et montagne. Sortie de ses murs ottomans au milieu du XIXe siècle, elle monte sur les deux collines d’Achrafieh et de Ras Beyrouth, remplit l’espace libre jusqu’au fleuve à l’Est et au-delà des dunes de sables au Sud. Elle s’étire ensuite sans discontinuité entre Adma et Khaldé, englobant tous les villages et les camps de sa périphérie.

Le Beyrouth intramuros de 1840 compte 8000 habitants, principalement sunnites et grecs-orthodoxes. Depuis, la ville ne cesse de s’élargir et de se recomposer pour accueillir des vagues de nouveaux venus: maronites et druzes de la montagne, réfugiés arméniens et chrétiens en provenance de l’espace ottoman, réfugiés palestiniens dès 1948, chiites du Sud et de la Békaa, déplacés divers lors de la guerre civile, Kurdes et migrants aux origines plus ou moins lointaines venus offrir leurs services à bas prix, riches touristes des pays du Golfe, sans oublier une forte population syrienne composée de travailleurs et de réfugiés. Aujourd’hui, l’agglomération approche les 2,5 millions d’individus. À ce flux continuel de nouveaux arrivants, nés ailleurs, s’ajoutent les mouvements internes dus à la requalification sociale et économique d’une partie de la population née ici.

© Ieva Saudargaité Douaihi
Beyrouth s’étale, se densifie, se transforme. Elle est toujours en construction. À l’opposé des villes planifiées, modélisées, gérées, elle est un chaos organique qui s’effondre, se reconstitue et se développe en continu, nourri par l’énergie incroyable de ses habitants. C’est un chantier permanent. On bâtit sans cesse. Plus loin. Plus haut. Entre les maisons anciennes. Par-dessus elles. En détruisant pour faire du neuf ou en ajoutant des étages. Les jardins disparaissent petit à petit, deviennent résiduels. Ce processus continuel date de la seconde moitié du XIXe siècle. Les Ottomans modernisent, tracent de nouveaux axes de circulation, agrandissent le port et sortent des murs. Les Français poursuivent l’extension, établissent une administration à leur image, développent les transports et les infrastructures. Les jésuites et les évangélistes américains font de leurs établissements d’enseignement des pôles de développement dans une capitale en pleine croissance. Peu après l’indépendance en 1943, le jeune État lance de grands travaux, décentralise ses institutions, canalise le fleuve, construit un nouveau stade et un nouvel aéroport. C’est la période de gloire du modernisme en architecture. À l’aube de la guerre civile, en 1975, la population de l’agglomération connaît une explosion démographique (1,5 million d’âmes). La guerre rebat les cartes. Le centre-ville et les abords de la ligne de démarcation se vident. Des groupes importants d’habitants, pour des raisons politiques et confessionnelles, doivent se reloger dans une autre partie de la ville et de ses périphéries. De nombreux réfugiés, en particulier du Sud-Liban et de la montagne, affluent dans la cité. Si beaucoup de bâtiments sont abîmés à cette période – comme en témoignent de nombreuses images de l’époque –, c’est aussi celle pendant laquelle on construit le plus. Souvent sauvagement. La fin des hostilités marque le début de l’ère dite de la reconstruction. Phénomène intéressant, on n’a jamais autant démoli de vestiges du passé architectural de la ville qu’à cette période, que ce soit les ruines concentrées le long des lignes de front qui menacent de s’effondrer, ou les constructions plus anciennes du centre-ville, lieu de la mémoire collective, qui sont abattues pour permettre un remembrement parcellaire. Ailleurs, on ravale les façades, en attendant mieux, car le marché immobilier a besoin d’un capital que la situation financière du pays ne permet pas encore. C’est certainement la nouvelle politique d’endettement, accompagnée d’un afflux des capitaux en provenance des pays du Golfe, qui lance une nouvelle ère de construction dès la fin des années 90, plus verticalisée et plus ostentatoire qu’avant. Elle est sans identité propre et suit les canons de la culture mondialisée. La quantité de béton coulé est alors faramineuse et le nombre de grues dans le ciel de Beyrouth incalculable. Au fur et à mesure que l’on construit en hauteur, on descend aussi en profondeur. Avec la nouvelle exigence d’enterrer les parkings dans une capitale qui suffoque de son trafic automobile en expansion, de nombreux vestiges archéologiques sont découverts. Peu sont conservés. Seuls les cimetières et les édifices religieux sont encore à l’abri des forces qui pétrissent et remodèlent la ville.

Mais comment raconter ce Beyrouth d’aujourd’hui?
© ieva Saudargaité Douaihi
La photographe Ieva Saudargaité Douaihi, architecte de formation, nous offre une partie de la réponse. Elle a couvert sur plusieurs années différents aspects du développement urbain de Beyrouth. Le survol qu’elle offre dans un premier temps permet de saisir l’ensemble, le site géographique, le rapport de Beyrouth à la mer et à la montagne, l’extension de la périphérie, du limes littoral et des zones vertes, les gratte-ciels enfin, donjons contemporains qui dominent l’espace urbanisé. En revenant au sol, à hauteur humaine, on constate que les habitants de la ville ne sont pas au centre de la narration visuelle*. On devine cependant leur présence à leurs aménagements, à leurs « bricolages » et à leurs tentatives de réorganiser l’espace, de l’habiter et de l’occuper, aux territoires qu’ils produisent. On découvre aussi les stratifications liées à l’histoire de la capitale et de celles et ceux qui y vivent. On s’étonne de la présence de nombreux appartements vides, d’immeubles squattés, en chantier permanent, de maisons abandonnées et de terrains laissés en jachère, transformés en dépotoirs, racontant d’autres histoires sur Beyrouth et ses habitants: des propriétaires absents, émigrés ou décédés; des propriétaires dans l’incapacité financière de payer les droits de succession, de rénover, de construire, ou simplement dans l’attente d’une opportunité de vente. On lit enfin, à travers différents dispositifs de prise de vue (en se penchant d’un balcon ou en regardant à travers une fenêtre), comment le rapport à l’autre s’inscrit dans l’espace, comment s’articulent les rapports de tension entre le dedans et le dehors, entre le chez soi privatif et l’espace extérieur collectif. D’autres problématiques urbaines affleurent: l’entre-soi confessionnel des cimetières, la gestion de l’eau et des déchets, les jardins, le vivre-ensemble, les friches, la présence de la végétation.

Cette longue visite silencieuse est faite de détours, de rencontres inattendues et de perspectives nouvelles. Beyrouth trompe souvent nos croyances. Ces images sont une ode à cette ville qui ne cesse de nous étonner et de nous surprendre.

* Cette quasi-absence humaine n’est pas sans rappeler le travail de Gabriele Basilico sur différentes villes. À la fin de la guerre civile, Dominique Eddé invite plusieurs photographes de renom à documenter le centre-ville de Beyrouth. Les images de Gabriele Basilico, René Burri, Joseph Koudelka, Robert Frank, Raymond Depardon et Fouad Elkoury seront publiées, avec l’aide de Robert Delpire, dans un ouvrage devenu très rare: Beyrouth centre-ville, éditions du Cyprès, Paris, ill. en noir et en coul., 28 x 31 cm, 167 p. Quelques années plus tard, Basilico retourne à Beyrouth, cette fois-ci à l’invitation de Solidere, la société privée qui gère le développement du centre-ville, et fait à nouveau plusieurs séries d’images qui seront aussi publiées. Elles sont quasiment toutes dénuées de présence humaine.

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