Le prisonnier voyageur

Vol Middle East Airline fumeur

Égal à lui-même, le Libanais voyage et est partout dans le monde. Mais chez lui, prisonnier de son identité, il est incapable de franchir la rue qui le sépare d'autres Libanais, si proches mais si étrangers à lui-même.

Le Libanais voyage-t-il ?

Le Libanais émigre.
Privé de toutes perspectives d'avenir par les politiciens affairistes et les chefs de sectes dans un pays où la qualité de vie régresse, ceux qui n'ont pas grand chose à perdre quittent le navire phénicien à la première occasion. Ça nous fait une belle diaspora et pas mal d'appartements vides et de villas moches qui attendent d'être remplies aux prochaines vacances.

Le Libanais va gagner de l'argent dans le Golfe, en Chine ou en Afrique.
À défaut de trouver de quoi gagner sa croûte chez soi, on va besogner chez les autres, à des adresses peu glorieuses. Ça nous fait encore plus d'appartements vides et de villas moches qui attendent d'être remplies aux prochaines vacances.

Le Libanais va faire du tourisme en Turquie.
Pas cher. Pas besoin de visa. Histoire de se rendre compte que dans l'ex-empire ottoman, il y en a qui ont mieux réussi que nous. Parfois, il s'y marie civilement, quand il ne va pas chez le voisin chypriote, à défaut de pouvoir le faire chez lui.

Le Libanais va faire acte de présence administrative au Canada, en Angleterre ou en France.
On ne va quand même pas reprocher au Libanais d'investir dans une autre nationalité, vu notre réputation internationale largement ternie (vendeur de voiture, terroriste, milicien, boutiquier louche, fabricant de hommous, héritier inapte, barbu hurleur, trafiquant, sans oublier les qualificatifs qui lui collent à sa peau d'Arabe).

Le Libanais va en pèlerinage à la Mecque, à Jérusalem, au Vatican ou en Bosnie.
Pour beaucoup, c'est le seul voyage qu'il feront dans leur vie. Ces gens hélas croient aux contes égrainés par les administrateurs cléricaux des monothéismes. Ils investissent toutes leurs économies pour aller tourner autour d'un cailloux, embrasser un mur ou voir un vieillard habillé  en blanc qui tient une grande crosse. Quand ils vont en Bosnie, c'est pour pouvoir baiser tranquillement avant le mariage en faisant plaisir à leur future belle-mère.


Le Libanais va discuter avec son conseiller en placement financier à Genève ou à Londres. 
Mais ça c'est réservé aux gros calibres, aux gens qui ont une stratégie internationale d'investissement. Ils ne sont pas libanais. Ils sont juste très riches.

Le Libanais participe à des biennales et à des festivals à travers le monde entier.
Souvent rejeton d'une bonne famille ou descendant d'intellectuels de gauche, l'artiste contemporain libanais, quelque soit son média d'expression, se fait inviter à l'étranger et est la preuve vivante que nous ne sommes pas tous des barbus fanatiques ou des vendeurs de tapis. Ces voyages sont une pause bienvenue entre deux bières au Torino ou deux cafés au Demo.

Le Libanais va plus rarement à la chasse au Kenya ou en Tanzanie avec ses amis du Golfe.
Surtout depuis que Rafic Hariri est mort. Mais il arrive encore au Libanais d'aller taquiner l'ours ou le loup en Sibérie. Il doit alors s'habiller chaudement.

Le Libanais prend donc l'avion. Mais le Libanais ne voyage pas. Car le Libanais n'est pas transformé par sa rencontre avec l'autre et l'ailleurs. Le Libanais est toujours égal à lui-même, où qu'il soit et en toutes circonstance. Le Libanais est, surtout et avant tout, libanais. En particulier dans ses gesticulations à bord de l'avion. Le Libanais ne fait que de se déplacer pour se distraire, gagner de l'argent ou essayer de respirer un peu d'air frais hors de ces 10'452 km carrés dans lesquels il est de plus en plus à l'étroit et mal loti. En fait, il se déplace même beaucoup au-delà des frontières nationales. Le Libanais est un aventurier. Quand il est loin du Liban.

*  *  *  *

Comme à la maison... TWA Flight 847


Le Libanais chez lui

Le Libanais, au Liban, n'est ni un voyageur, ni un aventurier. Il connaît rarement son pays, pourtant pas si grand. Sauf le chemin qui le conduit à son village d'origine, au restaurant à la mode ou à la plage privatisée. Et encore, seulement le chemin en voiture.

Il connaît encore moins ses habitants. Il ne connaît pas les autres Libanais pas libanais comme lui - des sunnites, des chiites, des druzes, des maronites, des orthodoxes, des arméniens (etc.) ou des syriaques. Il ne connaît pas les autres arabes comme lui qui travaillent ou végètent au Liban : ouvriers syriens, pompistes égyptien, réfugiés palestiniens, propriétaires du Golfe. Il connaît encore moins  les autres humains avec qui il partage son intimité au quotidien : employés malgaches, éthiopiens, nigérians, sri-lankais, bangladais, philippins. Le Libanais est un prisonnier volontaire qui ne se mélange pas avec les autres prisonniers qu'il ne connaît pas.

Le Libanais peine surtout à sortir de son groupe d'origine, de son clan, de sa tribu, de sa confession, de son rang social. Il est incapable de voyager chez lui. Ça l'emmerde. L'aventure, il laisse ça aux autres. À son employée de maison érythréenne, par exemple. Tiens ! Il va l'envoyer aller acheter des tomates de l'autre côté de la rue. Là où il n'a jamais mis les pieds.

Commentaires

Articles les plus consultés