Beyrouth, Basilico et les barbares

© Gabriele Basilico
Que reste-t-il quand il ne reste plus rien ? Ou plutôt, que reste-t-il quand on a oublié une grande partie de ce que l’on a vu, entendu et appris ? Que reste-t-il quand les personnes meurent, les choses disparaissent, sont ensevelies, détruites, remplacées, et que les événements se dissolvent dans la pénombre de l’histoire ? La mémoire et son corollaire collectif, la culture.
Mais qu’en est-il quand il s’agit d’une ville qui, dans la réalité de son bâti et dans les souvenirs de ses habitants, doit se raconter ? Qu’en est-il quand la barbarie s’acharne à réduire en miette ce qui fait le sens de l’urbanité : ses lieux de rencontres et d’échanges, ses liaisons, ses quartiers vivants, ses signes tangibles – architecture, ponts, routes, places, monuments, etc. – et, surtout, les multiples réseaux qui lient les habitants dans cette communauté de vie ? Qu’en est-il quand, la ville, lieu de culture par essence, est prise en otage, violée, rasée et son passé enfoui (au mieux) ou arasé (au pire) ?

Beyrouth existe. Elle a une longue histoire. De la bourgade de moins de dix milles âmes en 1840 – le Beyrouth intra-muros devenu partie du centre-ville aujourd’hui –, on retrace sans peine son développement en hyper-centre puisque la capitale, à l’aube de la guerre civile, concentre à peu près la moitié de la population du pays et dépasse aujourd’hui le million et demi d’habitants. Des textes, plus ou moins savants, des plans (+), des peintures, des gravures et des photographies – pour les périodes plus récentes – témoignent et cernent les multiples visages de Beyrouth ainsi que son développement dans le temps et dans l’espace.
Dans la mémoire vivante des plus âgés, il y a bien sûr le Beyrouth d’avant 1975, suivi du trou noir des quinze  années de mainmise milicienne, puis le règne haririen de la « reconstruction » – période pendant laquelle on a certainement plus rasé d’immeubles au centre-ville que pendant toute la guerre civile –, avant d’arriver à la période actuelle où, dans un centre toujours en chantier, au milieu des quartiers « à caractère traditionnel » comme en banlieue, l’effacement du tissu urbain des périodes précédentes (ottomane, mandataire et moderne) s’accompagne de l’érection très en hauteur des nouveaux donjons de la réussite sociale, de la spéculation immobilière et de la densification urbaine. Sans compter que ces chantiers, avec la « nécessité » de créer des parkings en sous-sol, ont permis de mettre à jour de nombreux vestiges archéologiques, mémoire de la ville et objets culturels s’il en est, avant de les faire disparaître, à tout jamais, cette fois-ci.

© Gabriele Basilico
Certes, Beyrouth, et son centre-ville en particulier, enjeu symbolique s’il en est, ne sont plus à une barbarie près. Celle de la guerre civile de 1975 à 1990 en est une parmi d’autres. On retiendra toutefois qu’à cette période, le centre historique ainsi qu’une large ligne de démarcation fut interdite d’accès aux habitants qui, pour beaucoup, perdirent aussi l’usage et la connaissance de l’autre moitié de la ville. Beyrouth centre-ville, no man’s land, friche urbaine dévalisée, vandalisée, laissée au bon soin des rats et des miliciens, et sculptée par les balles et les obus pendant 15 ans, fut l’objet d’une fascination particulière dès les premiers jours de la cessation des combats. Que restait-il du centre-ville ? Que nous racontaient ces ruines du Beyrouth d’avant et des 15 ans de la barbarie libanaise ? Il fallait faire vite, avant que les affaires ne reprennent le dessus, que les pelles mécaniques n’effacent ce qui restait de la mémoire de la ville et de la mémoire de la guerre, enregistrer pour la postérité cette béance urbaine devenue jungle de béton et jardin sauvage, libérée de la présence humaine.

Dominique Éddé s’y est attelée. Historienne, écrivain et éditrice, elle lance en 1991 une mission de documentation et fait appel à six photographes : Gabriele Basilico, Josef Koudelka, René Burri, Raymond Depardon, Fouad Elkhoury et Robert Frank. La direction artistique est assurée par Robert Delpire, célèbre éditeur et directeur du Centre national de la photographie à l’époque. 130 images issues de ce travail sont publiées en 1992 dans le livre Beyrouth centre-ville (éditions du Cyprès) qui ambitionne de sauvegarder des traces visuelles du centre-ville, suivant une volonté originale de patrimonialisation des ruines de la guerre. Dès sa sortie, l’ouvrage, unique en son genre, marque les esprits et fait débat : il a reçu l’aide financière de la Fondation Hariri – Solidere n’existe pas et Hariri n’est pas au pouvoir à cette date – et se concentre sur le centre-ville, condition peu contraignante demandée par la Fondation pour assurer les fonds nécessaires au projet.

L’atmosphère de la place des Canons a particulièrement attiré les six photographes qui ont un peu délaissé certaines zones comme Wadi Abou Jamil, vite repeuplée après la cessation des hostilités. La Fondation a voulu privilégier les lieux physiques plutôt que les lieux occupés à l’époque par des réfugiés. Reste à savoir si des photographes comme Frank, Burri, Depardon et Elhoury, ont couvert d’autres quartiers moins représentés dans l’ouvrage (les images de Depardon, Burri et Koudelka sont en pertie visibles sur le site de l'agence Magnum). Leurs archives nous le diront peut-être un jour. Il n’en reste pas moins que le Beyrouth centre-ville des éditions du Cyprés (à ne pas confondre avec une publication homonyme de Raymond Depardon sortie en 2010 aux éditions Points et aussi visibles sur le site de l'agence Magnum - voir article ci-joint) est une pierre angulaire de la mémoire de Beyrouth, témoin visuel essentiel de son histoire à un moment charnière (voir aussi l'essai de Marcel Fortini : L'esthétique des ruines dans la photographie de guerre, aux éditions l'Harmattan). On s’étonne aussi de la rareté d’autres témoignages iconographiques sur le sujet, comme si une amnésie volontaire et collective avait frappé les esprits afin d’absoudre la barbarie de la guerre dans l’oubli. Et comme un malheur ne s’abat pas seul sur les matériaux mémoriels qui fondent la culture, une partie du stock de Beyrouth centre-ville part en fumée en 1992 dans un hangar dans lequel il était déposé. Cet incendie involontaire rend encore plus ardu le travail de mémoire. Le livre est une rareté qui se négocie aujourd’hui autour des 2’000 dollars et qui l’exclut du champ de la connaissance des nouvelles générations, celles qui ont le plus besoin de savoir ce que leur parents ont subi et fait subir à leur ville.

© Fiorio
Pour sa part, un des six photographes invités en 1991 a continué de travailler méthodiquement sur la ville de Beyrouth et son centre. Gabriele Basilico (1944-2013), depuis le début des année 80, s’est forgé une réputation internationale par sa manière très particulière d’aborder l’image du paysage urbain. En empruntant autant à l’art qu’à l’architecture, ses photographies de Milan – sa ville natale –, Paris, Moscou, Istanbul, Rio de Janeiro, San Francisco, Shanghai ou Beyrouth, sont autant de portraits minutieux de métropoles dont les personnages principaux sont les bâtiments. Basilico, formé d’abord à l’architecture, scrute et se penche sur le paysage urbain « comme le médecin sur son patient » dit-il au Monde en 2006. Ce sont ses images des villes de la côte française, un travail de commande pour le compte de la Datar (Délégation à l'aménagement du territoire régional) en 1985 qui le feront connaître du grand public. L’espace bâti dont il fait le portrait laisse une impression d’étrange : sans présence humaine, figé, vide, mais pas abandonné. Ni les habitants, ni les véhicules ne semblent l’intéresser et ce sont les éléments du construit (bâtiments, routes, ponts) et de la topographie qui occupent le cadre de ses images.

La qualité et la pertinence architecturale de ses images pour la mission de 1991 ont retenu l’attention de Solidere (Société libanaise pour le développement et la reconstruction de Beyrouth) qui gère le développement du périmètre du centre-ville depuis 1994. Il revient donc sept ans plus tard pour travailler en toute liberté et publie Beyrouth 1991 (2003) aux éditions Le point du jour en 2003. Ses images sont accompagnées de textes de Francesco Bonami et Dominique Eddé. Y figurent ses images de la mission de 1991 suivies de prises de vue en vis-à-vis du centre-ville « reconstruit » faites en 2003. Ce travail de mémoire éloquent sera repris et amplifié dans le rapport annuel de Solidere publié en 2011 et intitulé City in Layers (belle publication, par ailleurs, réalisée sous la direction de Nathalie ElMir, qui a obtenu le prix Red Dot Award de design). Comme ses précédentes vues du centre de Beyrouth, celles de 2011 sont une fois de plus vide de vie, comme si le centre-ville, bien que « reconstruit » n’avait pas été repeuplé.


Le journal Le Monde nous rappelle, le jour de son décès le 13 février 2013, que Gabriele Basilico a fait le tableau des mégapoles modernes, qui, malgré leurs nuances, finissent par toutes se ressembler et sont dépourvues de tout genius loci à force d’être planifiées, construites et gérés selon les standards de l’économie globalisée. Il dira lui-même que « les architectes et les décideurs sont incapables de gérer le développement urbain. De ville en ville, je constate l'ampleur du désastre. Les œuvres des grands architectes, bonnes ou mauvaises, sont le résultat d'une défaite, celle de faire de la ville une utopie de vie collective. Elles sont la preuve que personne ne pense l'urbanisme dans son ensemble. On perd le sens de l'histoire commune. » N’est-ce pas là le constat d’un nouveau coup de boutoir contre la mémoire, l’histoire et la culture ? Car il faut se rendre à l’évidence, la monoculture des esprits a un autre nom : la barbarie.

Commentaires

  1. Je pense que la seconde photo de l'article n'est pas de Basilico mais de Depardon. Sinon très bel article. L

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