Hauteurs divines

© Alexandre Medawar

Beyrouth, fin 2011. À entendre les différents sons de cloches et les multiples tonalités vocales des muezzins qui couvrent les toits de la capitale à intervalles réguliers, on pourrait parfois croire qu'un petit paradis de l'amour inter-confessionnel flotte au dessus de nos têtes, empli d'anges barbus, de gays ailés et mal rasés, de martyrs en slips blancs pas nets et de vierges au nez refait, à la vulve épilée, aux lèvres botoxées et à l'anus blanchi. Ce ne sont pas les Archevêques, les Imams, les Patriarches, les Oulémas et autres administrateurs de la populace qui oseront vous dire le contraire. Ceux-là, ils adorent se rencontrer et se la raconter, tout sourire, au festival du couvre-chef pompier. Pour eux, tout va bien sous le ciel de Beyrouth, tant que les femmes se la ferment et surveillent la cuisson du gratin de macaroni à la cuisine. Et qu'on les laisse tranquillement faire commerce des biens-fonds communautaires. Quant à nous, braves mâles libanais qui sommes tous des frères nés sous un même ciel, si nous n'avons pas tous tiré le bon ticket à la loterie confessionnelle, nous n'en restons pas moins tous colocataires à la même adresse. La preuve s'affiche sur les images officielles bien polies de ce si joli centre-ville d'où émergent, dans des plans consécutifs, qui des clochers, qui des minarets. Toujours côte-à-côte, distincts, mais jamais à l'unisson. Au domaine de la spiritualité immobilière, la compétition règne. Dernier avatar de cette sourde guerre des édifices en érection : le rehaussement du clocher de la cathédrale Saint Georges sise à côté de l'omniprésente et haririenne mosquée Mohamad Al Amine. Alors, chouchou, qui a la plus grosse maintenant ?

En attendant de voir un jour tous ces monuments à la gloire de dieu jouir ensemble au-dessus des toits et projeter leurs bonnes paroles gluantes dans le ciel étoilé de Beyrouth, il faut pour l'instant se contenter de l'autre concours : celui de la plus grosse tour en béton armé.

Sur le front de mer, et bien que quasi inhabité hors des périodes de vacances des pays du Golfe, nos amies les grosses tours en béton armé font le bonheur de beaucoup de monde. Elles donnent du travail à quelques architectes - dont certains invités venus de loin - et aux entreprises de construction qui elles-mêmes font vivre nombre de sous-traitants des métiers du bâtiment. Sans compter les multiples décorateurs, designers, artisans du luxe et autres vendeurs de meubles et d'objets d'intérieur. Tout cela ne pourrait se faire sans les cohortes d'ouvriers du bâtiment originaires de l'arrière-pays syrien qui, Cedars aux lèvres et portable musical en poche crachant les voix d'inaudibles chanteurs de mariage, s'attèlent aux tâches manuelles avec l'enthousiasme qui sied à la noblesse de l'emploi. Il pourront toujours aller compléter leur maigre revenu en offrant - pour les plus mignons - une partie de leur anatomie à quelques amateurs de corps chauds, fermes et embaumés aux effluves de chemise nylon, direction rond-point Dora ou les sables de Ramlet le-Baida comme lieu de rencontre. On se plait évidement à imaginer que ce sont les enfants des propriétaires des grosses tours en béton armé qui se font défoncer le fion par des triques velues des prolétaires de la République Arabe Syrienne. Si si, tout là-haut, là-haut... aux derniers étages des duplex de 1000 m² avec vue sur Chypre, il peut parfois y avoir un peu de justice. Surtout s'il reste du sable du chantier au fond du caleçon du travailleur manuel.

Les parties de débauche du cul ne sont pas l'apanage des habitants occasionnels des appartements privés qui, de leur hauteur et de leur étalement sur le front de mer, niquent la vue sur la mer au reste des Beyrouthins - auxquels il ne reste décidément que le ciel pour y voir un peu plus loin. Toujours sur les toits de la capitale, un nombre de bar-clubs plus important chaque été se fait un autre type de concurrence effrénée. Certes, ce ne sont pas les endroits les plus chics, ni les plus hypes, ni les plus en hauteur, mais l'exhibitionnisme du pognon est un plaisir pour les yeux et une manne pour les serveurs. Il y fait bon ménage avec la consommation ostentatoire à l'orientale : brillante comme des diamants bien polis, étincelante comme des dents blanches bien alignées, lourde comme des implants silliconés XL, rehaussée sur des talons infinis et semelles compensées transparentes, accompagnée d'un je-ne-sais-quoi touchant de vacuité flasque. Pour les promoteurs des soirées ouvertes aux quatre vents, la compétition est rude pour attirer le gogo à chemise blanche + jeans + mocassins + cigare + carte platinium ainsi que la femelle en chasse de mâle bien membré du portefeuille qu'aucune combinaison coiffure-tenue-moulante-maquillage-chaussures n'effraie. Au bout du compte, ces nuits à ciel ouvert, alcoolisées et en musique, emplies de fesses frétillantes et de braguettes tendues, contribuent largement à la réputation internationale de Beyrouth : gaie, hédoniste, décomplexée, prodigue, sexuelle, jouissante et pleine de feux d'artifice.

Pourrait-on dès lors reprocher à nos frères moins bien nantis de vouloir aussi prendre part, à l'occasion, à l'ensemencement étincelant du ciel de Beyrouth ? Il y a longtemps que nous avons compris que le fusil d'assaut comme le RPG sont aux miliciens ce que la grue et la grosse tour en béton armé sont aux promoteurs immobilier, et ce que le clocher et le minaret sont aux fonctionnaires de sectes : une manière de mettre en avant sa mâlitude conquérante et son besoin de prouver aux autres qu'il a la plus grosse et la plus puissante. Hélas, concours de hauteurs, soirées sur toit et tirs de joie sont autant d'éjaculations infertiles de bandeurs mous. Et à celui qui pisse le plus loin, c'est toujours moi qui gagne.



- texte et illustration publiées dans le numéro 3 de LA FURIE DES GLANDEURS, journal illustré d'humour et d'humeur libanais -

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