Une vie de chiens

Chienne de vie. Quand on a quatre pattes, tout n'est pas si facile. Promenade canine dans un monde d'hommes. Entre chiens.

Publié dans L'Orient Express, N°27, février 1998, p38 et suivantes, Beyrouth (https://lorientexpressarchives.com)


JE m’appelle Rex. Ce n’est pas moi qui ait choisi ce nom à la con, alors ne rigolez pas. Karim, le fils du voisin de mon patron, il a voulu faire le mariolle en se foutant de ma trogne. Il a pas fait le mariolle longtemps. Je l’ai chopé au mollet. ça a saigné. Mon museau aussi; après coup. Mon patron m’a filé une torgnolle pour m’apprendre les bonnes manières. Il est pas toujours cool mon patron. Et il a la main lourde, parole de chien. Mais en règle générale, je n’ai pas trop à me plaindre de lui. Surtout qu’il est assez généreux avec la bouffe. Deux fois par semaine, on passe chez le boucher pendant la promenade. Oh! la la!, je vous dis pas le régal quand y a du tibia de vache à croquer et à sucer. Toute cette bonne mœlle saignante qui vous dégouline dans l’œsophage, c’est meilleur que du chocolat fondant. Je vous dis ça parce que j’ai déjà essayé ce truc, le jour où j’ai chouravé une tablette au petit Karim quand il faisait gardien de but. Hé, hé, s’rendent pas compte ces comiques à deux pattes qu’on vous renifle n’importe quoi à des kilomètres à la ronde. Et pas que d’la charogne. Tiens, pour vous donner un exemple, c’était pas plus tard qu’il y a une semaine.



Il faisait bon chaud et on était en balade avec le patron. Lui pour fumer sa clope (sa grosse ne veut pas qu’il fume dedans parce que ça pue, elle n’a pas tort d’ailleurs) et moi pour pisser un coup. Notez que l’exercice n’est pas toujours des plus simples. Faut deviner quand l’arrêt va durer moins d’une minute car dans ces cas-là, c’est même pas la peine d’envisager de lever la patte. à moins que vous appréciez de vous en foutre partout quand le patron se met à tirer sur la laisse pour pouvoir aller parler à l’autre golio dans sa BMW. Et bla-bla-bli, et bla-bla-bla, ça discute de conneries et moi je me tape les gaz d’échappement en pleine poire. Savent pas ce que c’est de vivre la truffe à 35 cm du sol ces gens-là! Bon, mais revenons au sujet.


On était donc en balade. Je croise le p’tit nouveau du quartier dans le cabas de sa patronne, une vieille qui radote mais qui est assez sympa. Elle me file souvent une croquette canigou qu’elle planque en nombre dans sa poche. Il avait l’air malin dans son cabas le p’tit nouveau. C’est que madâme ne veut pas qu’il se fatigue trop, le petit chérubin, qu’il ne s’abîme pas les papattes et qu’il ne ramène pas de la merde à la maison, son ange à poil. Et avec ça, comment voulez-vous avoir des rapports sociaux convenables sans se présenter? C’est un comble de ne pas pouvoir se renifler le derrière entre habitants du même quartier. Va finir avec une cataracte dans un coin du salon à force de bouffer du sucre et de la bouille pour chats ce p’tit gars. Je la vois venir celle-là, tiens! Tel chien, tel maître. Bon, le mien n’est pas toujours jouasse, faut dire ce qui est. Si sa grosse a la migraine ou si sa caisse tombe en panne, il peut avoir la main sacrément lourde le salaud. Mais c’est mon patron, et je l’aime bien au fond. Voyez le p’tit nouveau, y a pas photo, c’est un petit gabarit condamné à tournicoter entre la cuisine, le pas de la porte et son panier près du chauffage dans la taule de sa patronne. Elle est concierge, il le sera aussi. Sous peu, on n’entendra plus que lui dans la cour de l’immeuble.

Bref, j’étais donc en balade avec le boss. Ce jour-là, bon prince, il a voulu qu’on se fasse la trotte vers le front de mer. Je sais que c’est pour passer à travers le parc qu’il a choisi cet itinéraire. Il fait sa frime du jour. Tac, un coup sec sur la laisse et je fais mine de montrer des dents avec un air méchant. C’est un truc convenu entre lui et moi. ça impressionne toujours son monde, ce truc-là. Surtout les commerçants du quartier à qui il doit un peu de fric. Et la brunette de l’épicerie où il va acheter ses cigarettes. Elle aime bien me caresser, celle-là. Elle le lui dit d’ailleurs. Et ils se regardent en souriant chaque fois qu’elle me passe la main sur le dos. Après le parc, on est arrivé sur la plage et il m’a ôté la laisse pour que je puisse faire le fou comme ça me plaît. Il était de bonne humeur ce jour-ci et il a bien voulu me lancer un bout de bois à plusieurs reprises. Il pense à chaque fois me mettre en défaut mais il n’a pas compris qu’on est né pour ça: courir comme des malades sur l’objectif et le ramener au patron. C’est notre boulot, pour l’éternité.

Après une douzaine d’allers-retours express, le patron s’est lassé de mon activité favorite, alors je lui ai foutu la paix et j’ai été promener ma truffe vers des tas de détritus prometteurs. Le must, c’est les courroies noires des moteurs. Vous pouvez les mordre pendant des heures avant de les mettre en pièces. Mais dans le tas, il n’y avait rien de terrible si ce n’est une vieille boîte de raviolis à lécher. Pas mauvaise par ailleurs. Le patron fumait donc sa clope et je m’envoyais la douceur quand soudainement une forte émanation d’hormones de femelle en chaleur m’extirpe des plaisirs du goûter. Dans ce genre de situation, on n’y peut rien mais ça reste quand même la priorité des priorités. Ni d’une, ni de deux, échappant à la surveillance du boss, les narines tendues à flairer ce suave parfum, je m’élance furtivement en direction de la source. Aïe, aïe, aïe, il n’avait pas l’air content de me voir filer en transes, le patron. Mais que voulez-vous, chez nous, l’amour est sans fioritures. Pas de jacasseries, pas de souper aux chandelles pour conclure l’affaire, on fonce dans le tas. C’est l’amour entre chiens.

à l’angle d’une ruelle, j’échappe de justesse à un corniaud en Peugot qui fonce à toute allure. Le parfum suave semble provenir du salon de toilettage de madame Ginette. Une boutique bonne pour les tapettes et les midinettes. Mon patron avait essayé de m’y emmener au début mais ils n’ont jamais réussi à me tenir tranquille dans ce bazar à pouffiasses. Du shampooing et des peignes contre mes teignes, ça va pas la tête. Je les aime bien mes teignes. J’ai bien le droit d’avoir moi aussi mes animaux domestiques, merde! Bref, j’arrive la langue sur le bout des pattes devant la petite vitrine de cet Alcatraz pour matous et canidés. Y avait toute la compagnie du quartier au rendez-vous dehors: Tom, le teckel qui crèche en demi-pension chez le garagiste à mon patron, Rommel, un dogue assez pousse-toi-de-là-que-je-m’y-mette et deux bâtards qui ont l’habitude de faire les poubelles du quartier. On était tous en extase devant la vitrine. Michette, une caniche blanche, se faisait tailler des touffes par la tenancière de la boutique. On était tous fous à cause de ses hormones qui parfumaient l’atmosphère. à force de coller le museau sur la vitre, j’ai fait des traces de bave et de jus de raviolis. Oh! la la!, je vous dis pas la tête qu’y tiraient à l’intérieur de la boutique. Mais c’est surtout Michette qui avait l’air de plus savoir où se foutre, avec ses pincettes roses qui lui tenaient les poils. Elle n’y pouvait rien la pauvre, on ne choisit pas sa période chaude en passant commande sur Internet. Enfin, l’idée d’un joyeux accouplement semblait fortement compromise. On avait beau lui aboyer comme des malades qu’on ne voulait qu’elle, qu’elle était la plus belle, que, non, elle n’était pas une garce et qu’on l’aimait pour de vrai, sa patronne la tenait fermement sur la table de toilettage tandis qu’une des employées s’armait d’un balai pour nous disperser au plus vite. Faut dire qu’on foutait un sacré bordel tant cette avenante minette qui soulevait la queue avec classe nous aguichait, les copains et moi.

La balade a donc pris fin quand le patron s’est ramené, furax et en sueur. Avec tout le raffut qu’on faisait, il n’avait pas eu trop de peine à retrouver ma trace. Je crois que ce qui l’avait le plus énervé, c’est que les commerçants du quartier à qui il devait du fric étaient en train de rigoler comme des truies à le voir ne plus me contrôler. Surtout dans un cas du genre. ça fait tache, ces histoires de cul et de sentiments quand on joue au dur. Je l’avais presque humilié. Il m’a chopé puis m’a tiré jusqu’à la maison. Parvenu à destination, j’ai été quitte pour une bonne  paire de baffes, histoire de m’apprendre les bonnes manières. Il est pas toujours cool, mon patron. Et il a la main lourde, parole de chien. Mais en règle générale, je n’ai pas trop à me plaindre de lui. On continue à faire des promenades ensemble tous les jours.

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