Syrie, état de siège


©Alexandre Medawar

















Toujours aux avant-postes de la défense des causes arabes depuis sa création sur les miettes de l’empire ottoman, la Syrie moderne est acculée de toutes parts. Comme quoi, l’habileté politique des caciques du régime ba’athiste a plus servi le pouvoir d’un clan que l’intégrité territoriale de la République arabe syrienne.
(article publié dans L'Orient-Express, hors-série, automne 2005)


Entrée dans l'Histoire en tant que province de l'Empire romain,  la Syrie connaît son heure de gloire sous les Omeyyades. Conquise par les troupes musulmanes du calife Omar dès la moitié du VIIe siècle, Damas devient la capitale du califat lorsque Mu’awiyya fait assassiner Ali, le quatrième calife descendant du Prophète. Un siècle plus tard, les Abbassides ont déjà pris le dessus et la Syrie redevient une province. Ce statut ne changera guère jusqu’à la fin de l’empire ottoman, tandis que le maître de la région sera tour à tour perse, égyptien puis turc. Damas et Alep sont alors des nœuds majeurs du réseau des villes ottomanes et contrôlent le commerce entre les ports à l’est de la Méditerranée, l’hinterland arabe, l’Anatolie centrale et la mer Rouge.

La fin de la première guerre mondiale con sacre le dépeçage du territoire de l’empire. Alors que Mustafa Kemal s’apprête à consolider les frontières de la République turque en devenir, les élites régionales arabes font le jeu des intrigues des grandes puissances occidentales, Grande-Bretagne et France en tête. En 1916, les Britanniques ont promis au chérif Hussein la création d’un royaume arabe dans le Croissant fertile en échange d’un appui contre les Ottomans. En cou lisse, Balfour a concocté sa déclaration de soutien à la création d’un foyer juif en Palestine tandis que Sykes et Picot ont tracé sur un papier les futures zones d’influences des puissances mandataires. Dupé sur toutes la ligne, Hussein envoie son fils Fayçal et ses troupes prendre Damas. Le royaume hachémite de Syrie n’aura qu’une courte existence, de 1918 à 1920, jusqu’à ce que les Français s’en débarrassent. Les Britanniques recycleront les rejetons de la famille du chérif en les installant respectivement en Irak et en Transjordanie.

En Syrie, les Français, qui rétribuent les allégeances politiques aux chefferies claniques confessionnelles locales, dessinent de nouvelles cartes pour répondre aux exigences des uns et des autres. La partition des vilayets hérités du découpage administratif ottoman sur lesquels ils ont mis la main avec la bénédiction de la Société des Nations, à savoir ceux de Damas, Alep, Beyrouth (qui comprend dès 1888 les anciens vilayets côtiers de Tripoli et de Saïda - puis Acre) et la mutessarifat auto nome du Liban (Mont-Liban), commence dès 1920. La force mandataire institue sur ces vestiges une confédération de cinq Etats: Damas, Alep (auquel ils ajoutent le sandjak d’Alexandrette qui faisait partie du vilayet d’Adana), l’Etat alaouite, le Djebel druze et le Liban (aussi appelé «Grand Liban»). Ce découpage fait la part belle aux revendications des minorités confessionnelles, en particulier les maronites, les alaouites et les druzes.

En 1921, le territoire de cette confédération arbitrairement constituée se voit déjà amputé d’une longue bande au nord qui passe dans le giron turc et qui permet à Mustafa Kemal de reprendre en main la ligne de chemin de fer - le Bagdadbahn - construite par les Allemands.

Dès 1922, la division du territoire du Man dat français est lexicalement entérinée par la SDN qui fait dorénavant référence à la Syrie et au Liban (la séparation administrative a effectivement lieu en 1926). Pour tenter de faire taire le mécontentement des sunnites qui s’opposent à toute division, les États d’Alep et de Damas sont fusionnés en 1924. Cet arrangement n ’apaise pas pour autant la montée de la fièvre nationaliste qui se confond déjà avec des revendications panarabistes. Le traité franco-syrien de 1936 ouvre la perspective d’une Syrie indépendante tout en confirmant le détachement futur du Liban ainsi que l’autonomie des alaouites, des druzes et du sandjak. Ce dernier, bien que sa population soit hétérogène (40% de Turcs, 30% d’alaouites, 20% de chrétiens et 10% de sunnites), retourne dans le giron turc en 1939 et prend le nom de province du Hatay, sous les pressions d’Ankara. Suite à cette seconde amputation territoriale, cette configuration frontalière perdure jusqu’en 1946, date de l’accession à l’indépendance des deux nouveaux États issus du Mandat.


Si la perte du sandjak inter rompt la continuité territoriale de la région peuplée par les alaouites et soustrait à l’économie syrienne les plaines fertiles à l’embouchure de l’Oronte ainsi que l’accès le plus direct d’Alep à la mer, la séparation du Liban entame plus sérieusement les intérêts économique et stratégique des notables de Damas et d’Alep qui ont conduit le pays à l’indépendance. L’accès à Beyrouth qui était le port «naturel» de Damas est rendu plus difficile par la barrière douanière. Dans les deux cas, la façade maritime de l’ancien territoire du Mandat où se concentrent l’essentiel des ressources humaines et économiques est réduite aux deux tiers.

La Syrie connaît alors une succession de coups d’État militaires. Sous le régime du colonel Chichakli (1949-1954), le confessionnalisme est aboli. Le parti Ba’ath, par ailleurs, prend de l’importance, en particulier dans la caste militaire - couvée par les Français sous le Mandat - où les éléments alaouites sont prépondérants. La logique panarabiste du Ba’ath atteint son point culminant avec la création de la République arabe unie (union de la Syrie et de l’Égypte de 1958 à 1961). La Syrie se retrouve de facto dirigée par les officiers de Nasser. Cette perte de souveraineté est vite insupportable et l’expérience tourne court. En 1966, la Syrie passe définitive ment sous le contrôle du Ba’ath, qui est lui- même mis progressivement en coupe réglée par des officiers alaouites, Hafez al-Assad en tête. Ces révolutions de palais parfois sanglantes consolident la position au pou voir d’une minorité confessionnelle sous le couvert d’une idéologie panarabe voire pan-syrienne plus qu’elles ne garantissent l'intégrité territoriale de la Syrie. Bien au contraire. Si les multiples forces de sécurité intérieure excellent à mater la population, l’appareil militaire est bien incapable de tenir ses frontières. La guerre des six jours en 1967 se conclut pitoyablement. L’aviation syrienne est réduite à néant tandis que le plateau du Golan est conquis par l’armée israélienne qui contrôle désormais le bassin versant à l’est du lac de Tibériade. Après une nouvelle avancée en 1973, Israël prend une position dominante sur Damas et sur tout le flanc sud-est du mont Hermon. Après l’annexion du Golan par Jérusalem en 1981, l’amputation territoriale de la Syrie est à son comble.

Aujourd’hui, si l’on peut considérer, entre autres analyses, les 29 ans de présence militaire syrienne au Liban comme une tentative pénible et avortée de «récupérer» une partie du territoire négocié en 1916, l’intégrité territoriale de la République arabe syrienne est elle-même, une fois de plus, menacée.

Au nord, suite à la construction en 1990 du barrage Atatürk sur l’Euphrate, la Turquie est maître du principal débit d’eau qui alimente la Syrie et irrigue une grande partie de son agriculture. Le barrage Thawara en aval régule en partie cette ressource vitale mais les sécheresses récurrentes et une nouvelle réduction du débit du fleuve auront vite fait de mettre le pays à genou.

Aux confins nord-est, la province de Hasakké abrite les principaux puits de pétrole. Cette ressource, dont l’extraction est en déclin, compte pour moitié dans les recettes de l’État et représente les deux tiers des revenus à l’exportation, dont dépend fortement la stabilité du régime. Or la population de cette province est en grande majorité kurde (et flanquée de minorités assyrienne et chi’ite) et de plus en plus agitée. Elle revendique, parallèlement aux opposants au régime, plus de reconnaissance et d’autonomie, inspirée peut-être par les réussites politiques des Kurdes d’Irak. A l’est, sur la frontière irakienne, les troupes américaines font monter la pression au gré des décisions de Washington. L’enjeu en est non seulement le contrôle des infiltrations des groupuscules islamo-ba’athistes qui tentent de déstabiliser le nouvel Irak en construction, mais aussi des flux économiques en sens inverse qui ont long temps apporté un supplément de devises au régime syrien.

Acculé de toute part, le régime ba’athiste, toujours prêt à bomber le torse pour défendre les diverses causes arabes et nationales, n’a, en définitive, jamais regagné le ter rain perdu depuis la création de la Syrie moderne. S’il a habilement manipulé et poussé des milices palestiniennes et libanaises inféodées contre «l’ennemi israélien», ennemi qui le sert si bien, on ne l’a jamais vu avancer d’un pouce dans le Golan depuis 38 ans. A force d’immobilisme et de terreur intérieure opérée par le clan Assad, la Syrie ne risque-t-elle pas encore une fois d’être la victime de cet adage géopolitique: « Qui n’avance pas, recule » ? 

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